(Critique) Film Sinjar, naissance des fantômes réalisé par Alexe Liebert
SORTIE EN SALLE LE 19 JUIN 2024
SINJAR, NAISSANCE DES FANTÔMES
Réalisé par Alexe Liebert
Raconté par : Golshifteh Farahani
Distribué par La Vingt-cinquième heure
Genre : Documentaire
Origine : France
Durée : 1 h 43
Synopsis :
Le
3 août 2014, le groupe État Islamique s’est lancé à la conquête de la
région du mont Sinjar, en Irak. Cinq ans plus tard, plus de trois mille
Yézidis sont toujours entre leurs mains ou portés disparus. Le
demi-million de Yézidis qui vivait dans les villes et villages de la
région a fui. Ne leur reste plus aujourd’hui que la souffrance vive
laissée par ceux qui sont absents : les hommes et les vieillards qui
remplissent les charniers laissés par Daech dans son reflux ; les femmes
et les enfants, convertis de force, qui vivent le cauchemar éveillé de
leur servitude.
Dès lors, comment refermer la fracture et apaiser la voix de ses fantômes ? Quel chemin emprunter pour guérir du traumatisme, dans ce temps immobile qui en ravive la douleur jour après jour ?
A propos de la réalisatrice :
Alexe Liebert est née à Sèvres en 1981 et elle vit et travaille entre Montpellier et Paris. Après des études théoriques de cinéma à l’université Panthéon-Sorbonne, Alexe développe une pratique qui allie une esthétique est de techniques issues de la fiction à une écriture documentaire. Mêlant films, photographies, créations sonores et installations, son travail questionne le réel et ses leviers de représentation, cherchant constamment à bousculer les codes de narration en explorant les symboles et archétypes du conte. Il y est souvent question de mémoire individuelle ou collective, d’identités marginalisées ou invisibilisées, en confrontant sans cesse l’image fixe à l’image en mouvement.
En 2014, son court-métrage documentaire Scars of Cambodia a été récompensé par les Prix de la meilleure photographie et de la meilleure musique originale au Festival International du Court-Métrage de Clermont-Ferrand et a reçu un total de 8 prix et fut sélectionné dans plus d’une vingtaine de festivals français et internationaux. En 2020, son premier long-métrage documentaire Sinjar, naissance des fantômes est sélectionné aux États Généraux du Film Documentaire de Lussas, et reçoit le Grand Prix aux Escales Documentaires de la Rochelle.
Notes d'intention de Alexe Liebert et Michel Slomka :
"Le projet de documentaire a vu le jour quelques jours après le13 novembre 2015, date des attentats de Paris. Ce jour-là, la ville de Sinjar venait d’être libérée, repoussant l’ennemi vers les villages environnants. Entre février 2016 et avril 2017, quatre voyages ont été effectués entre le Kurdistan irakien jusqu’à la frontière syrienne puis au Sinjar. Quatre voyages de recherches, de rencontres, de pensées, avec cette volonté systématique de filmer comme on prend des notes, de façon impulsive et de montrer ce qui ne se montre pas : le traumatisme, l’absence, le vide, le silence, le fantôme d’un parent encore captif ou peut-être mort, puis la résilience, sous toutes ses formes. Grâce à un an et demi d’investigation au Sinjar et au Kurdistan irakien, ce travail tente de donner les clés de compréhension d’un événement comme celui-ci. Au-delà d’évoquer le sort des esclaves sexuels de l’État islamique, ce documentaire tente aussi de mieux connaître les Yézidis à travers un point de vue anthropologique, redonnant du sens afin de comprendre l’ampleur de ce traumatisme dans cette communauté isolée, hantée par la perspective de sa propre disparition. En s’intéressant aux spécificités sociales, religieuses, culturelles et historiques de cette communauté méconnue, ce projet parvient à montrer que la résilience individuelle et collective prend une forme culturellement établie bien qu’universelle : tisser et re-tresser l’histoire de leur malheur, créer de nouveaux liens pour pallier la perte et l’absence, tisser à nouveau, sur le vide laissé par la guerre, un tissu de mots etde gestes qui pourront peut-être réinventer la vie".
Pour en savoir un peu plus :
LES YÉZIDIS
Les Yézidis sont des montagnards pastoraux de tradition orale et semi-nomade jusqu’aux années 80, avant que le régime de Saddam Hussein les contraigne à la sédentarisation. Ils représentent une minorité religieuse unique au monde, qui résulte d’un syncrétisme original entre les religions du Livre des cultes antiques de Perse comme le zoroastrisme. Ils vénèrent Malek Taus, ou l’Ange Paon, ce qui fait que les Yézidis sont considérés comme des mécréants aux yeux de leurs voisins musulmans qui assimilent cette figure au diable. Les Yézidis transmettent de génération en génération ce qu’ils appellent le ferman, c’est-à-dire le souvenir des massacres, des génocides. Ce terme turc désigne les décrets émis par l’Empire ottoman. Par extension, il qualifie tout processus visant à convertir, asservir ou anéantir la minorité yézidie. Les Yézidis se sont forgés une véritable identité, dont la survie dépend de la résilience collective face à la violence qu’ils ont subie. La région de Sinjar a été le théâtre du 74e Ferman dénombré par les Yézidis.
RÉCIT PERSONNEL ET COMMUNAUTAIRE
Les femmes, cœur sensible des réflexions du film, sont sacrées pour les Yézidis. Elles ont été humiliées, transformées en bétail sexuel dans les marchés d’esclaves, agressées, mariées et converties de force. Celles qui ont été libérées sont emmenées au temple de Lalish pour être à nouveau baptisées, purifiées, afin de retrouver leur virginité et le respect de leur famille.Dans le film, leurs discours ne font qu’un, celui qui, sans oublier les traumatismes individuels, éclaire un système presque formel, celui de Daesh qui a créé un réseau de vente d’esclaves sexuelles pour financer sa guerre tout en utilisant des outils de communication modernes. Chaque témoignage cherche, à travers ces récits individuels, à comprendre cette part obscure, cette sorte de mur invisible qui les empêche de connaître le sort de leurs proches.
NAISSANCE DES FANTÔMES
La guerre continue. Les cessez-le-feu et les armistices ne sont que des protocoles qui imposent aux armes le silence qu’elles n’auraient pas dû troubler. Mais la guerre n’a pas besoin d’armes pour exister. Elle se nourrit de larmes, impacte fortement les hommes et déploie sa violence dans leurs souvenirs, dans leurs cauchemars, réveillant la douleur d’une balle ou la souffrance d’un viol. Le traumatisme est ce qui persiste, en ce qu’il maintient la victime dans une forme de torture puisqu’il peuple son monde des fantômes des absents. Cette “après-guerre”, si mal nommée, est un espace hanté. Ces personnes n’ont pas de solution à leur chagrin, mais elles commencent à trouver les mots pour revivre leur vie. Les fantômes envahissent les vallées, les villages, ils s’accrochent aux rochers et aux plantations de tabac comme un brouillard persistant. Ils peuplent une fois de plus les montagnes de Sinjar et ils ne bougeront plus jamais.
LA MONTAGNE DE SINJAR
Aux confins de la plaine de Ninive, au carrefour de l’Irak, de la Syrie et de la Turquie, le Mont Sinjar a toujours offert un refuge aux minorités yézidies contre les persécutions de leurs voisins musulmans - Ottomans, Arabes ou Kurdes. A la fois lieu saint et lieu de vie, la montagne occupe une place prépondérante dans l’histoire et la représentation des Yézidis. Elle occupe également une place de choix dans ce documentaire, devenant elle-même narratrice et spectatrice impuissante du sort de ses enfants. Mais ces enfants sont aujourd’hui soumis à la redistribution politique et militaire de leurs terres sacrées, qu’ils leur sont désormais interdites de fouler. Exilés à travers le monde dans des pays qui acceptent de les accueillir, ou pour la plupart entassés dans des camps de réfugiés autour de la ville de Dohuk (Kurdistan irakien), ces familles ont subi ce que l’on appelle une “dislocation”, un glissement de terrain auquel elles ne peuvent se soumettre. Un glissement lent, immobile pour un temps, détaché du temps humain, transcrit par de longs voyages dans la montagne, dans les camps et dans les ruines de la ville de Sinjar.
UN CONTE DOCUMENTAIRE
La forme du conte tend à créer des mythes, des exemples, des valeurs universelles. Le conte n’est pas limité à une époque précise ; ainsi, ce film tente de s’affranchir de la temporalité des événements pour les rendre, hélas, intemporels et universels. Les témoignages frontaux se détachent de ce lent glissement, de la découverte de ces terres en ruines et de ces camps sans âme, comme si nous visitions un musée silencieux, dans lequel cette histoire n’était qu’une parmi d’autres, toutes semblables. C’est ainsi que cet exemple devient un symbole qui se réécrit en conte. Les dessins d’enfants qui ne trouvaient pas les mots, les berceuses inlassablement répétées dans la plus pure innocence, les fleurs rouges, symbole du renouveau, du printemps et du “Serê Salê ”, nouvel an Yésidi, la confrontation entre l’oiseau noir représentant l’ennemi et l’Ange Paon multicolore vénéré par les Yézidis, autant d’éléments qui accentuent, illustrent et définissent ce conte. Un conte n’existe pas sans son conteur, ici, le Mont Sinjar trouve les mots que les Yézidis peinent à prononcer. Sinjar nous guide, nous accompagne dans ce récit traumatique et sa sagesse nous permet d’accepter le poids de l’empathie. Ses récits rejoignent ceux de Dakhil Osman, conteur et chanteur de sa communauté connu de son peuple, qui en respectant cette tradition orale chantée, à travers ce film, le massacre, l’humiliation, l’incompréhension, la colère, mais aussi l’espoir, l’abnégation et la puissance de la reconstruction. La parole, propre aux contes, est multiple. C’est la parole de la montagne et du chanteur, celle des Yézidis et de la communauté, celle du traumatisme qui recouvre silencieusement les autres dans le brouillard des fantômes.
TRANSMEDIA
Il est intéressant de mêler vidéos narratives et images instantanées, de jouer sur la temporalité d’un événement, de dérouler un fil et de le couper, de l’immobiliser, de faire en sorte que le traumatisme ne guérisse jamais, qu’il s’accepte dans sa dureté et son intemporalité. Choisir des instants photographiques et les étirer jusqu’à leur paroxysme, rendre l’immobile mouvant, comme une persistance rétinienne que l’on croit en mouvement, mais qui disparaît lentement derrière les paupières, comme le fantôme d’un proche qui s’estompe avec le temps.
LE DERNIER NŒUD
Chez les Yézidis, les prières sont matérialisées par des nœuds. Un fidèle formule sa prière en nouant un lambeau de tissu coloré. Celui qui suit le dénoue et“libère” ou “permet” la prière. Ainsi, elle est une chaîne ininterrompue qui relie les aspirations privées de chacun à l’ensemble de la communauté. Des nœuds que nous faisons et défaisons inlassablement. Cette répétition est celle des traumatismes successifs. Selon les Yézidis, l’Ouroboros se mordra à nouveau la queue, sauf si l’on prend en considération leur existence, sauf si l’on accepte un jour de dénouer leurs prières. Nadia Murad, l’une des premières femmes libérées de l’État islamique et prix Nobel de la paix, a écrit le livre Pour que je sois la dernière (The Last Girl : My Story of Captivity, and my fight against the Islamic State”). Le sous-titre invisible de Sinjar, la naissance des fantômes pourrait donc être La dernière fille. La dernière Ferman, ou le dernier témoignage documentaire de leurs massacres.
Ce documentaire, est il faut l'avouer, bouleversant. Traité différemment que les autres films de ce genre, il nous offre la possibilité de découvrir de peuples accablés, victimes de la guerre.
L'histoire nous montre qu'en 2014, le régime islamique décide de conquérir le Mont Sinjar. Depuis les autochtones de ces lieux ont pris la route pour fuir ceux qui leur voulaient du mal. On les retrouve 5 années plus tard.
Ces derniers doivent fuir, sont choqués par ce qu'il leur arrive, et cet exil ils le vivent mal.
Pour raconter ce documentaire qui d'autre que Golshifteh Farahani pouvait raconter leur exil.
La montagne, le Mont Sinjar est un personnage à part entière dans ce long métrage. C'est la terre de leurs ancêtres, où ils ont vécu. On apprend à connaître le peuple des Yézidis, et l'on comprend le traumatisme subi.
La réalisatrice n'occulte rien, ni les images de ces gens, de leur montagne de leurs maisons détruites, et pire encore. Avec une photographie léchée de Michel Slomka, on ne peut que suivre impuissants à cette dévastation.
Beaucoup de questionnement à la sortie de la diffusion car ce film nous interroge beaucoup et nous fait découvrir une triste réalité. Les oppressés continueront-ils indéfiniment à exister sur cette terre. Quand les guerres finiront-elles afin de ne plus traumatiser des gens, des peuples. Des gens sont morts, d'autres vivent encore mais, tout comme leur terre, ils lutteront pour préserver et leur vie et leur culture. Un film majeur.
MA NOTE : 4/5
Crédits photos et vidéo : La vingt-cinquième heure - Michel Slomka
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